« Succès, approbation, et conformisme sont les maîtres-mots du monde moderne, où chacun semble implorer la sécurité anesthésiante de l’identification à la majorité »…« En dépit de cette tendance prédominante au conformisme, nous, chrétiens, avons pour mission d’être non conformistes. L’apôtre Paul, qui connaissait les réalités intérieures de la foi chrétienne, a donné ce conseil : « Ne vous conformez pas à ce monde, mais transformez-vous par le renouvellement de votre esprit ». Nous sommes appelés à être des hommes de conviction, non de conformisme ; de noblesse morale, non de respectabilité sociale. Nous avons reçu ordre de vivre différemment et selon une fidélité plus haute » (Martin Luther King)
Lundi 28 septembre 2009
Suis-je seul à penser que nous sommes de plus en plus conformistes ?
Il semblerait que non. Notre recteur Bruno-Marie Béchard a écrit, dans
le magazine de l’U de S, un très bon article dont je me suis inspiré et
qui est intitulé « Danger : courants forts » (http://www.usherbrooke.ca/udes/magazine/lire/vol1-no2/chroniques/article/790/).
Pourquoi est-ce si difficile de nager à contre-courant ? Car le courant
est fort. La majorité exerce sur nous une pression sociale qui pèse
très lourd sur notre esprit et notre liberté de penser. Nous verrons que
le fait de se regrouper peut avoir des effets positifs, mais également
des effets négatifs en raison de la tyrannie de la majorité qui s’opère à
l’intérieur des groupes.
Effets positifs du regroupement
Individuellement : se regrouper est favorable à la santé ?
Le capital social est un déterminant de la santé. En ce sens, faire
partie d’un groupe social est favorable à la santé. Mais est-ce
nécessaire de faire partie d’un groupe pour avoir un réseau social ? Je
ne crois pas. Qui plus est, il est probablement plus facile d’établir
des liens sociaux avec des individus de groupes sociaux distincts (ce
qui renforce la cohésion sociale), en ne faisant partie d’aucun groupe,
car les groupes véhiculent et entretiennent leurs lots de préjugés.
Collectivement : se regrouper est favorable à la démocratie ?
Dans les démocraties, nous dit Tocqueville, les citoyens sont
indépendants et faibles en raison de l’égalité des conditions. Ainsi, si
l’on désire modifier un état de fait, il faut se réunir et s’assembler,
car ce n’est qu’à cette condition que l’on devient des « particuliers puissants »
(groupes de pression) capable d’influencer le cours des politiques
prises par notre gouvernement. En nous réunissant, on accroît notre
force et celle-ci, utilisée à bon escient, nous permet d’être
véritablement citoyen en participant à l’exercice démocratique (qui
n’est pas limité par le seul droit de vote). Cette liberté d’association
est une garantie contre la tyrannie des assemblées législatives dont
les décisions sont prises à la majorité et dans l’intérêt de la
majorité. Par conséquent, cette liberté est un rempart contre la
tyrannie de la majorité.
Effets négatifs du regroupement
Danger individuel
Perte de l’individualité
Par opposition aux forces fondamentales de la physique contre
lesquelles on ne peut lutter, la force de la majorité ne nous affecte
qu’en proportion de notre besoin d’appartenance à un groupe. Or, il
m’apparaît que ce besoin d’appartenance à un groupe est directement
proportionnel à la peur que nous avons d’être désapprouvé socialement.
Pourtant, par son nombre, la majorité n’a pas plus de raison, mais
seulement plus de force. Or, c’est de cette force que plusieurs d’entre
nous avons peur. Et notre peur grandit avec l’étendue de cette majorité.
Tocqueville résume bien nos propos :
« Quand un peuple a un état social démocratique, c’est-à-dire qu’il n’existe plus dans son sein ni de castes ni de classes, et que tous les citoyens y sont à peu près égaux en lumières et en biens, l’esprit humain chemine en sens contraire. Les hommes se ressemblent, et de plus ils souffrent, en quelque sorte, de ne pas se ressembler. Loin de vouloir conserver ce qui peut encore singulariser chacun d’eux, ils ne demandent qu’à le perdre pour se confondre dans la masse commune, qui seule représente à leurs yeux le droit et la force. L’esprit d’individualité est presque détruit ».
Cela explique les « effets de foule » lors d’émeutes par
exemple. Sous la pression de la majorité (pression sociale) et conscient
de leur anonymat (aucune imputabilité) , les individus ont alors
tendance à se désindividuer, c’est-à-dire à perdre conscience de leur
identité personnelle et de la responsabilité qui leur incombe comme être
humain libre. S’est alors que l’on s’apperçoit que la tyrannie de la
majorité peut être très pernicieuse. Comment combattre cette force ?
Simplement en offrant une force contraire en vue d’annuler son effet
(résultante nulle). Et cette force est générée dès lors que nous
laissons parler notre conscience et osons exprimer publiquement nos
fortes convictions. Si nos convictions sont moindrement empreintes d’une
certaine forme d’objectivité, alors notre force de résistance s’accroît
et notre vulnérabilité diminue.
Le plus grand danger n’est pas de se conformer aux comportements de
la majorité (suivisme), mais de se laisser influencer au point
d’intérioriser les valeurs et les convictions de la majorité. Comme la
force de la majorité ne suffit pas à nous faire intérioriser des valeurs
contraires aux nôtres ou contraires au bon sens, il faut y ajouter
quelque chose de plus. Il faut tout simplement émouvoir. Adolf Hitler
avait bien compris cela. Il disait :
« J’utilise l’émotion pour le grand nombre et je réserve la raison pour quelques-uns » .
Il savait que le seul moyen de faire intérioriser des valeurs
contraire au bon sens (ex : l’absence d’empathie) était de recourir à
des demi-vérités (pour une minorité) et de manipuler les émotions des
citoyens en exacerbant leurs préjugés (pour la majorité). En effet, les
nazis ne faisaient pas qu’obéir aux ordres (suivisme), ils étaient
convaincus qu’ils agissaient bien. À force de propagande, ils avaient
intériorisé les convictions et les valeurs du parti national-socialiste.
D’ailleurs, au procès de Nuremberg, plusieurs chefs nazis n’avaient
aucun remords et toujours aucune empathie pour les victimes de
l’holocauste.
Dangers collectifs
L’uniformisation des pensées
La tyrannie de la majorité a une influence déterminante sur les
opinions et les idées véhiculées dans la société. En démocratie, les
gens ne demandent qu’à perdre leur individualité pour se confondre dans
la masse. Les idées majoritaires exercent une telle emprise sur l’esprit
des gens que nager à contre-courant devient un exercice périlleux et
marginal. Tocqueville est à propos :
« chez eux (les peuples démocratiques), la faveur publique semble aussi nécessaire que l’air que l’on respire, et c’est, pour ainsi dire, ne pas vivre que d’être en désaccord avec la masse. Celle-ci n’a pas besoin d’employer les lois pour plier ceux qui ne pensent pas comme elle. Il lui suffit de les désapprouver. Le sentiment de leur isolement et de leur impuissance les accable aussitôt et les désespère. Toutes les fois que les conditions sont égales, l’opinion générale pèse d’un poids immense sur l’esprit de chaque individu ; elle l’enveloppe, le dirige et l’opprime : cela tient à la constitution même de la société bien plus qu’à ses lois politiques » .
Ce conformisme entraîne une uniformisation des pensées dans la
société créant une stagnation de la pensée et un essoufflement de la
liberté de penser. Or, cette liberté de pensée est essentielle à
l’innovation et à l’évolution de la société. La démocratie ne peut
survivre sans elle. En effet, les pensées minoritaires et marginales
sont souvent sources d’innovation et de progrès. Est-il alors
raisonnable de penser qu’en entraînant une uniformisation de la pensée
(par l’effet de la tyrannie de la majorité) la démocratie possède en
elle les germes de sa propre destruction ?
La tyrannie de la majorité a aussi une influence dans la sphère
politique. Avant l’arrivée de la Charte canadienne des droits et
libertés en 1982, notre société était gouvernée par le principe de la
souveraineté parlementaire : le parlement avait tous les pouvoirs. Comme
le parlement agissait conformément au principe démocratique de la
majorité, aucun obstacle n’entravait l’exercice de la majorité. Mais
l’arrivée de la Charte canadienne (enchâssée dans la Constitution
formelle du pays) a permis de protéger les individus et les minorités
contre la tyrannie de la majorité en leur garantissant des droits et des
libertés fondamentales. Une loi adoptée à la majorité par le parlement
peut ainsi être déclarée inconstitutionnelle si elle porte atteinte sans
justification à un droit ou à une liberté fondamentale garanti par la
Charte. À ce propos, Tocqueville disait :
« Le pouvoir accordé aux tribunaux de se prononcer sur l’inconstitutionnalité des lois, forme encore une des plus puissantes barrières qu’on ait jamais élevée contre la tyrannie des assemblées politiques » .
La légitimité morale des lois adoptées à la majorité
Se pose également le problème de la légitimité morale des lois. Dans
la mesure où elles ont été adoptées à la majorité par le parlement
compétent (partage des pouvoirs) et qu’elles ne portent pas atteinte
sans justification à un droit ou à une liberté garantie, alors elles
sont dites « légitimes » et nous avons, comme citoyen, le devoir de s’y
conformer. Mais, est-ce pour autant dire que la loi doit se substituer à
notre conscience ? Je ne crois pas. Je pense, comme Henry D. Thoreau,
« que nous devrions avant tout être hommes et seulement ensuite sujets... et que la seule obligation qui m’incombe, à juste titre, consiste à agir en tout moment en conformité avec l’idée que je me fais du bien » .
Par conséquent, je crois que l’on ne doit jamais
accepter que l’autorité des lois ne fasse taire les voix de notre
conscience, car au tribunal de notre conscience, nous sommes seuls,
souverains, et nous le resterons toujours. Les objections de conscience
sont saines et nous rappellent la prérogative de la conscience morale
sur la loi. Jean-François Malherbe affirme :
« la prérogative de la conscience morale de s’élever au-dessus de la loi qui l’a formée, pour juger, en dernier ressort, d’une éventuelle transgression de cette loi, n’a rien de particulièrement novateur ni révolutionnaire. C’est une position classique, même si la plupart des autorités morales de notre société n’aiment pas la souligner » .
Thoreau affirme également que :
« Jamais la loi n’a rendu les hommes plus justes d’une seule once, mais, en raison du respect qu’ils lui portent, il arrive chaque jour que mêmes des gens dotés des meilleures dispositions se fassent les agents de l’injustice » .
Conclusion
En somme, préserver son individualité et maintenir sa singularité est
un devoir individuel pour chaque citoyen d’une démocratie. La liberté
de penser, moteur de l’innovation, doit être protégée contre la tyrannie
de la majorité. Il s’agit d’un devoir collectif, mais avant tout d’un
devoir individuel. Cette liberté de penser ne peut être préservée que si
chacun et chacune d’entre nous restons vrai, intègre et inébranlable
face aux pressions exercées sur nous par nos pairs. Bref, je terminerai
sur ces citations de Jean-Jacques Rousseau que j’affectionne tout
particulièrement et qui sont fort à propos :
« Soyons toujours vrai au risque de tout ce qui en peut arriver. La justice elle-même est dans la vérité des choses » ...« S’il faut être juste pour autrui, il faut être vrai pour soi, c’est un hommage que l’honnête homme doit rendre à sa propre dignité » ...« Eh bien, dans cet état déplorable je ne changerais pas encore d’être et de destinée contre le plus fortuné d’entre eux, et j’aime encore mieux être moi dans toute ma misère que d’être aucun de ces gens-là dans toute leur prospérité » ...« De quelque façon que les hommes veuillent me voir, ils ne sauraient changer mon être, et malgré leur puissance et malgré toutes leurs sourdes intrigues, je continuerai, quoi qu’ils fassent, d’être en dépit d’eux ce que je suis ».
Bertrand Russell affirmait :
« The tyranny of the majority is a very real danger. It is a mistake to suppose that the majority is necessarily right. On every new question the majority is always wrong at first. In matters where the state must act as a whole, such as tariffs, for example, decision by majorities is probably the best method that can be devised. But there are a great many questions in which there is no need of a uniform decision. Religion is recognized as one of these. Education ought to be one, provided a certain minimum standard is attained. Military service clearly ought to be one. Wherever divergent action by different groups is possible without anarchy, it ought to be permitted. In such cases it will be found by those who consider past history that, whenever any new fundamental issue arises, the majority are in the wrong, because they are guided by prejudice and habit. Progress comes through the gradual effect of a minority in converting opinion and altering custom. At one time—not so very long ago—it was considered monstrous wickedness to maintain that old women ought not to be burnt as witches. If those who held this opinion had been forcibly suppressed, we should still be steeped in medieval superstition. For such reasons, it is of the utmost importance that the majority should refrain from imposing its will as regards matters in which uniformity is not absolutely necessary ».
Source : Bertrand Russell, Political Ideals, Cosimo, Inc., 2006 à la p.52.
Éric Folot
Avocat et bioéthicien
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